La douleur. Vive et fugace à la fois, comme un morceau de verre qui qui s’enfonçait dans mon genou alors que je n’avais pas bougé de ma chaise. C’est comme ça que nous avons su. C’est comme ça que nos parents l’ont su : Achille venait de tomber après avoir trébuché, et s’était égratigné le genou. Le droit. Et j’avais eu mal au même genou, au même moment. Nos âmes étaient jumelées. Nous ne savions pas encore les implications qu’un tel fait aurait sur nous, mais cela contribua à nous rapprocher encore plus que nous l’étions. Des jumeaux, la chose était facile à comprendre, nous étions nés le même jour, à quelques minutes d’intervalle, et nous avions déjà une connexion privilégiée. Alors forcément, plus nous avons grandi et plus notre lien s’est renforcé. Nous aimions nos parents, mais bien souvent, nous préférions restés à deux, juste à parler, de tout et de rien, à rêver de ne plus vivre aussi pauvrement. Aujourd’hui encore, j’aimerai pouvoir parler de tout et de rien avec Achille. Mais ce n’était pas possible. Ca ne l’était plus. Car ils me l’avaient enlevé. Tout était arrivé tellement vite que j’ai encore du mal à comprendre pourquoi ils avaient fait ça. Mon père était tombé malade, et ma mère avait repris le travail pour ramener quelques minutes et nous faire manger convenablement. Mais elle n’y parvenait pas. Au contraire, plus elle essayait et plus elle se fatiguait et cela entraînait chez elle de véritables sautes d’humeur, comme si la colère l’emportait. Elle devenait susceptible, les disputes ne cessaient plus entre mon père et ma mère, et Achille et moi en prenions régulièrement pour notre grade, alors même que nous ne faisions rien de particulièrement méchants. Tout s’accéléra à la naissance de notre petit frère. Ma mère ne l’avait pas su avant d’avoir les premières contractions. Un déni de grossesse paraît-il. Elle ne voulait tellement pas avoir de nouvel enfant que son esprit avait nié la réalité. Pourtant, il était bien là. Une bouche de plus à nourrir. Cela devenait trop difficile. Achille et moi avions alors cinq ans. Ce n’est pas beaucoup me direz-vous, et pourtant, quand nous sommes rentrés avec notre mère et Oreste notre frère dans notre petit appartement, on a tout de suite compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Notre père n’était pas seul. En face de lui se tenait deux hommes en costume sombre, sérieux comme des Minutes, mais il ne me semblait pas qu’ils en fassent partie. Et nos parents pleuraient. De tristesse ? Je l’ignore, peut-être juste de fatigue. Je me souviens pourtant des baisers humides de ma mère et de mon père, mais quand j’y repense je ne peux ressentir autre chose que de la colère, une colère froide prête à tout éliminer sur son passage. Car ils nous abandonnaient. Pour Oreste. Pour vivre mieux, car trois enfants c’était trop de bouches à nourrir. Alors ils nous avaient vendus, nous les jumeaux, leurs premiers fils. Et pour quoi au final ? Quelques milliers de minutes, juste assez pour sortir la tête de l’eau selon eux, mais je n’écoutais déjà plus. Non, j’étais jeune, et je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Je ne voulais pas partir. Et pourtant, les deux hommes en noir étaient en train de nous emmener avec eux et mes parents n’essayaient même pas de nous retenir. Nous ne comptions pas pour eux. Achille et moi étions en larmes, nous criions à nous en déchirer les cordes vocales. Mais cela ne changeait rien. Arrivés prêt d’une voiture, une femme de forte corpulence nous attendait. Elle semblait gentille, car elle nous a donné un bonbon à tous les deux. Je ne sus que plus tard que ce bonbon contenait un calmant, pour que nous nous endormions tranquillement dans la voiture qui quittait l’immeuble où logeaient nos parents, pendant qu’à notre poignet était accroché un bracelet de plastique orange, avec nos noms et un matricule. 360. Un chiffre qui marquerait mon enfance et mon adolescence.
A notre réveil, nous étions perdus, désemparés. Mais nous n’étions qu’au début de notre cauchemar. Une cellule, grise, en béton, avec une simple fenêtre à barreaux, trop petite pour nous malgré notre jeune âge. Au début, j’ai pensé que c’était un orphelinat, des dames s’occupaient de nous, nous donnaient à manger et nous laver. J’en venais presque à me dire que nos parents nous avaient ainsi permis de vivre mieux, loin d’eux. Mais je m’aperçus bien assez vite de mon erreur … Quand cet affreux médecin nous a examiné, mon frère et moi… Une lumière crue, dans un cabinet aux murs blancs. Pour seul mobilier, des banquettes d’hôpital et un bureau en acier. Je détestais cet endroit, et il resterait gravé dans ma mémoire à tout jamais. L’homme en blouse blanche s’occupait souvent de nous deux en même temps, car nous étions jumeaux. Seul point pour nous différencier ? Nos bracelets. Il nous regardait souvent d’une façon lubrique avec ses lunettes à verre épais, et nous donnait des bonbons. A chaque fois. Des bonbons ou plutôt de la drogue, pour éviter que nous ne nous débattions. C’était l’époque bénie où on pouvait encore endormir notre confiance et notre résistance, car avec l’adolescence tout changerait, mais je ne le savais pas encore. La première fois où il nous a examiné restera marqué à tout jamais dans mon esprit. Il nous a donné ces fameux bonbons et nous a demandé de nous allonger, côté à côte, sur la banquette. Là, il a prétexté devoir faire des contrôles de routine… Et nous a déshabillés. Ce n’était pas compliqué, nous étions deux petits garçons sans défense et nous portions des tuniques assez simples. Il a pris des mesures, et nous a … touché. Je ne comprenais pas ce que cela voulait dire à ce moment-là, mais ça s’est répété, encore et encore. En grandissant, on s’est rendus compte que ce qu’il faisait n’était pas normal, et on a commencé à se rebiffer. C’est Achille qui l’a fait en premier. On devait avoir une douzaine d’année, et quand le médecin a voulu le déshabiller, il l’a mordu. Au sang. Nous n’avions pas pris ses bonbons, on connaissait le stratagème. L’homme a hurlé et en conséquence il a giflé mon frère, m’arrachant un cri. Nous étions des âmes jumelles et je ressentais tout ce qu’il ressentait. Suite à cet épisode, les « examens de routine » étaient finis. Ils allaient passer aux choses sérieuses.
Je hurlais. De rage, et de douleur. Je devais avoir une quinzaine d’années désormais, et mon corps souffrait déjà des expériences que nous subissions mon frère et moi. J’essayais vainement de me dégager mais je n’avais aucune chance, ils m’avaient sanglé avec force au lit pour éviter que je ne me défende. La douleur était atroce, ils venaient tout simplement de faire subir des électrochocs à mon frère. Parfois c’est à moi qu’ils le faisaient mais à chaque fois, je souffrais. Atrocement. Avec le temps, mon corps avait changé, j’étais toujours aussi mince, mais je faisais du sport avec mon frère, on se disait vainement qu’en se musclant on pourrait mieux résister aux horribles expériences qu’ils nous faisaient subir. Il était marqué. Comme après cette douleur, car ils s’amusaient à marquer nos corps. Ce jour-là, ils m’avaient marqué au fer rouge. Un cercle, juste un cercle, sur le mollet, pour me marquer comme du bétail. La douleur était toujours présente aujourd’hui… Comme s’ils recommençaient, encore et encore… Chaque jour était différent, et les expériences étaient toutes plus horribles les unes que les autres. Il y a quelques semaines, ils voulaient tester notre capacité respiratoire. Alors ils m’avaient mis un sac plastique sur la tête pour voir si Achille aurait du mal à respirer. Ils ont recommencé, plusieurs fois, notant tout à chaque fois. Et nous, nous souffrions. Mais on tenait, nous n’avions pas le choix, si notre mental avait lâché ils auraient gagné et c’était hors de question. La nuit, on se relayait pour dormir, car à de multiples reprises ils s’étaient emparés de nous pendant notre sommeil… Alors maintenant on restait méfiants, et on ne dormait chacun qu’une heure ou deux avant de se relayer. C’était plus simple comme ça. Mais désormais, il n’est plus là. Alors je dors toujours aussi peu, mais seul. Je dors à peine quelques heures par nuit, la peur est trop grande pour que je parvienne à dormir d’une traite. Les horreurs qu’ils nous ont fait subir étaient trop grandes pour que nous ayons l’esprit tranquille. Nous avons vécu et survécu à mille supplices, jusqu’à la fin. Je me souviens cette fois où le médecin de notre enfance s’est vengé sur Achille. Il avait attendu de nombreuses années avant de prendre sa revanche sur la morsure qui lui avait laissé des marques. Son excuse ? Une nouvelle expérience. Il l’avait émasculé. Tout simplement. A vif. La douleur avait été telle que je m’en étais évanoui. Il voulait savoir si cela aurait des effets physiologiques sur moi. Alors il avait fait appel à une prostituée quelques jours plus tard, en nous observant derrière une vitre sans teint. Il était satisfait du résultat : je n’avais ressenti que la douleur, et je n’avais pas subi les mêmes conséquences. Mais ce n’était pas le pire pour moi. Non, le pire fut la mort d’Achille. Nous avions vingt ans. Ils l’ont tué. Pourquoi lui et pas moi ? Je l’ignore toujours. Ils ont pris leur pied à tuer mon frère jumeau, mon âme sœur. Une chose que je ne leur pardonnerai jamais. Il l’avait fait agonisé, me faisant agoniser en même temps, sauf que moi je n’étais pas mort, contrairement à lui. Ils m’avaient détruit, m’arrachant une partie de moi-même. Je me vengerai un jour, je me l’étais alors promis. Cet événement me changea totalement. Je redoublais d’effort pour être en forme, je ne dormais alors plus que par tranche d’une ou deux heures, toujours sur mes gardes, en attendant mon heure…
La liberté. Je la goûtais enfin, alors que je courais à en perdre haleine, après avoir réussi à m’échapper de cette île, de cet enfer. La liberté était chère, et je voyais très bien que mon nombre de minutes était trop faible pour que je puisse me reposer sur mes lauriers. Mais maintenant que j’étais loin de tout ça, je respirais à grande bouffée, reposant parfois quelques instants mes yeux avec la lumière du soleil sur mon visage. Je n’étais plus prisonnier. Enfin, je n’étais plus leur prisonnier, seulement celui du temps et des minutes qui s’écoulaient. J’avais en moyenne trois jours au compteur, de quoi survivre. Et puis je n’étais pas seul. Je n’étais pas le seul rescapé, nous étions plusieurs, nous étions une famille. Et on s’aidait, tous, comme une vraie famille, pas comme mes géniteurs qui nous avaient vendu mon frère et moi à ces fous sadiques. Je travaillais pour vivre, avec ce que j’avais pour moi. « Accroche un sourire à ton visage, ça donne du charme », c’est ce que disait l’homme en blouse blanche quand j’étais gamin. Alors je l’utilise. Pour charmer, pour soutirer des minutes aux plus riches, mais parfois ça ne suffit pas, alors je vends plus que mon sourire, je vends mon corps. Ils m’ont enlevé toute pudeur, alors je l’utilise. Je fais tout pour arracher aux riches leurs minutes et en faire profiter ma famille. Mon sourire me rapporte des clients, mais il me permet aussi de détourner l’attention quand je dois voler de la nourriture et que je n’ai pas assez de minutes. Le sport est aussi mon allié, car jusqu’à maintenant, personne n’a réussi à me rattraper. Je pratique ce qu’on appelle le parkour, ce sport de rue me permettant de grimper là où il faut, sauter et courir pour échapper à ceux qui me voudraient du mal. Plus jamais je ne serai un prisonnier. Plus jamais. J’étais libre, et je comptais bien en profiter. Mes frères et sœurs de combat me trouvaient hyperactif, mais j’avais ce besoin irrésistible de manger la vie à pleines dents, je n’avais pas beaucoup de temps, je devais en profiter. Le danger, la peur, les expériences ont fait de moi un homme méfiant, toujours en mouvement pour ne plus jamais être pris. Et un jour, je me vengerai de tout ce qu’ils m’ont fait subir.